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Plus le printemps s’approche et plus Luluce devient nerveuse. Elle a rangé l’image du vieux charme dans un grand livre rigide que personne n’ouvre jamais : un vieil Atlas dépassé par l’Histoire. De temps en temps elle va vérifier que rien n’a bougé. Elle a écrit son vœu en bas de la page, et même si quelqu’un par hasard le lisait, il n’en comprendrait pas le sens. En fait, ce qui la préoccupe, c’est la manière dont les événements pourront se réaliser. Comment influencer le destin ?
Le mois d’avril arrive. Ce n’est même pas à son tour d’être invitée à Tincry pour les congés de Pâques. Pire encore : ses parents évoquent l’idée d’aller passer quelques jours chez des amis dans les Alpes. Enfin pour tout gâcher, la météo annonce déjà les premiers orages de la saison. D’accord, sur l’Auvergne, mais sur la petite carte de France affichée à la télé, l’Auvergne ça parait terriblement proche de la Lorraine. Un seul nuage suffit pour recouvrir les deux régions en même temps.
L’inquiétude de Luluce s’accroit avec le temps qui passe. Son ardeur à l’école et ses résultats fléchissent. Ses copines la trouvent distante. A la maison on ne la reconnait plus. D’habitude si patiente, si joyeuse, si câline, elle change…
- Rentrerait-elle douloureusement dans l’âge difficile de l’adolescence ? se demande sa mère. Hé bien cela promet !
Le mercredi qui précède les rameaux, La mère de Luluce attend le repas de midi pour s’adresser à elle sur le ton emphatique qu’utilisent les adultes pour annoncer les événements importants tout en cachant leurs propres émotions.
- Cet après-midi nous t’emmenons à Tincry pour l’enterrement du parrain de ton papa. Maintenant tu as l’âge de nous accompagner à ce genre de cérémonie. Sois prête à quatorze heures. Ah, au fait ma chérie, n’oublie pas de prendre ton ciré car on annonce un premier orage sur le Saulnois.
Pendant le voyage, le père parle un peu. Il raconte à sa fille que son parrain était resté célibataire.
- Il vivait d’un petit trafic d’œufs et de volailles qu’il allait d’abord ramasser dans les fermes. Les gens le nommaient « le cosson ». Et pour se moquer de sa carrure chétive, certains rajoutaient même « l’étroit petit cosson »

. Affublé d’un béret crasseux enfoncé jusqu’aux oreilles, car quelqu’un lui aurait suggéré que ça ralentissait la pousse des cheveux, il colportait les commérages de village en village et marchandait les derniers scoops du canton contre un ver de vin chaud ou une bière fraiche selon la saison.
A la semaine sainte, les habitants de Tincry s’éparpillaient dans les vignes plantées entre les plus hautes maisons du village et la forêt du Haut-du-mont. Et je suivais mon parrain pour l’aider à tailler, « haouer » et « chahoutrer ». On «breuseuillait » côte à côte et de temps en temps il m’envoyait un coup de coude en me désignant un des hommes qui s’esquivait subrepticement. Je connaissais l’explication par cœur car il commentait chaque fois en ricanant : « celui-là part se confesser pour pouvoir faire ses Pâques, et avec tout ce qu’il doit avouer au curé, on ne le reverra plus aujourd’hui ! »
D’autres fois je l’accompagnais aux bois où il s’adonnait volontiers au braconnage. Il n’avait pas son pareil pour faire accourir les biches en soufflant simplement sur une herbe serrée entre ses deux pouces. On dit que lorsqu’un braconnier disparait, les lièvres font la fête toute la nuit qui suit sa mort. Mais en fait ce singulier petit bonhomme connaissait la forêt de fond en comble. Il m’a appris à la respecter car, prétendait-il, à sa manière elle a aussi une âme. Elle serait peuplée de génies invisibles aux humains sauf, à de très rares exceptions, à l’une ou l’autre personne dont le cœur est suffisamment pur et noble pour lui accorder sa confiance.
Après le passage au cimetière, nous irons boire un café chez mamie-Tincry puis nous rentrerons rapidement, j’ai beaucoup de travail en ce moment.
Luluce, tendue, sert contre son cœur la feuille enroulée autour du coton. Ses parents ne lui ont pas demandé ce que c’est. Les adultes sont trop immergés dans leurs propres soucis pour s’intéresser à ce genre de détail. La mission semble donc progresser un peu, mais comment envisager la suite ?
à suivre