la grande sortie
Posté : sam. juil. 11, 2015 6:37 am
ça fera bientôt 60 ans - certains souvenirs ont la vie dure...
Ça sent le foin.
Et la sueur.
La poussière de foin colle sur nos peaux moites et nous pique partout. Nous voilà blottis dans une grange, quelque part entre le lac de Retournemer et la Roche du Diable par une nuit très noire. Il fait lourd et l’orage tonne dans le lointain. Malgré la chaleur, nous nous enveloppons entièrement sous notre couverture pour nous protéger des attaques des moustiques. Normalement, entre deux journées de marche, le mieux serait de dormir, mais malgré la fatigue et le sommeil qui alourdit mes membres, je n’y arrive pas.
Avec mes copains de colo, aujourd'hui nous venons d’effectuer à pied à peu près la moitié de la distance entre Bouvacôte et la Schlucht, soit une quinzaine de kilomètres. Demain nous grimperons pratiquement jusqu’à l’arrivée. Nous avons tous plus ou moins neuf ans et dans le groupe l’ambiance est assez bonne. La plupart des garçons se connaissent déjà bien car nous venons du même quartier de Nancy, et aussi presque tous de la même école communale. Certains se sont endormis et ronflent comme des bienheureux. Sacrés veinards !
Car moi je ne dors pas. Je ne me sens pas bien du tout. La marche sur le bord de la route à l’asphalte brûlant me cuisait les pieds chaussés seulement de sandales. Alors à chaque occasion, que ce soit un ruisseau ou une fontaine, je les rafraîchissais en les trempant, si bien que le frottement des sangles mouillées a provoqué des ampoules, plusieurs à chaque pied. Mes mollets sont rouges, chauds, intouchables, à cause des coups de soleil. Mais surtout, le plus pénible à ce moment, c’est la « va-vite », avec des nausées qui annoncent des besoins de renvoyer la classe, des vertiges, des gargouillis impétueux. Coincé parmi ces corps assoupis, je crains de ne pas m’évacuer assez vite. Que s’est-il passé ? Est-ce ce jambon tiède de midi que j’ai englouti à contrecœur ? Ou l’eau de ma gourde en fer blanc dont je refaisais le plein à chaque occasion, profitant de petites cascades accessibles sur notre passage ? Ou cette soupe aux lentilles avec des lardons que le paysan qui nous héberge avait préparée et qui nous fut versée dans nos quarts ? Maintenant des frissons parcourent ma tête. Il est urgent que je file vers l’extérieur. Il fait très noir et je me sens perdu. Dehors l’orage se rapproche et le chien de la ferme ponctue chaque coup de tonnerre d’un aboiement plaintif. Le vent commence à siffler en s’engouffrant dans les clairevoies du bâtiment.
J’appelle :
- Chef Michel !
Après quelques secondes le mono grogne. Je l’ai réveillé, et probablement pas que lui… Il projette sa torche vers moi.
- Qu’est-ce qui a ?
- Je dois sortir, c’est très urgent. Mais il faut m’éclairer et m’aider à ouvrir la porte cochère.
- Bon, viens par-là, me répond-t-il à voix feutrée. Essaie de ne pas réveiller tes camarades en les piétinant.
A peine ai-je mis le pied devant le local que plié en deux, je m’épanche sans retenue sous le regard préoccupé du chef Michel qui me tient compagnie avec sa lampe de poche.
- Tu aurais quand même pu aller vomir un peu plus loin, ailleurs que devant la sortie !
Comme si j’avais choisi…
- Chef Michel, je veux rester dehors car je sens que ce n’est pas fini. Vous avez du papier hygiénique ? ça me presse par tous les étages.
- Oui, ne bouge pas, je reviens.
Me voilà seul dehors dans la nuit. Je frissonne et voudrais bien me rincer la bouche. Maintenant les éclairs arrivent au-dessus de la ferme et le tonnerre fait vibrer le sol. Le chien s’est tu. Des bourrasques lèvent la poussière jusqu’à ce que de grosses gouttes tièdes, d’abord éparses, viennent marteler le toit du hangar. Le chef Michel ressort avec une petite pile de fines feuilles pliées et me les tend.
- Ne traîne pas, ça va dégringoler.
Pour ne pas traîner, ça non ça ne traîne pas. A peine a-t-il tourné le dos que je dois m’accroupir pour cette fois me vider par le bas. Je suis effrayé par la nuit, par l’orage, par ce qui m’arrive. En quelques instants une pluie torrentielle me sauce complètement. Alors je ne m’éloigne pas du seuil. Tant pis. Et c’est ainsi que je passerai une grande partie de la nuit à me coller contre le mur pour être moins arrosé entre d’incalculables périodes d’accroupissement en évitant de m’éloigner.
Quand l’aube arrive, l’orage est passé, je suis exténué, trempé jusqu’aux os, gelé. Je profite de la lueur pour retourner à ma place dans le foin sans déranger les dormeurs. Je m’assoupis enfin.
Puis peu plus tard la fermière vient avec une marmite de café au lait fumant. C’est le moment de nous lever et de tendre à nouveau nos quarts. Nous les frottons d’abord avec une poignée de foin pour les nettoyer des restes de soupe aux lentilles de la veille. Mais rien que les effluves m’écœurent et je préfère rester à jeun. Mon copain Maurice saisit mon quart et va le remplir en m’expliquant que lui a bien dormi, qu’il a très faim, que l’ascension de la Schlucht nous attend et qu’il boira mon jus à ma santé. Puis il ajoute avec un clin d’œil qu’il pendra aussi mon tour pour porter le sac-à-dos que nous partageons pour cette équipée. C’est vraiment un bon copain.
Quand les colons commencent à s’égayer à l’extérieur en direction de l’abreuvoir où il est prévu de se laver, ils doivent affronter la fraîcheur, le brouillard, mais surtout slalomer entre les multiples dégueulures et « sentinelles » marquées par du papier hygiénique éparpillées autour de l’entrée. Moi-même je n’en reviens pas. Heureusement que la pluie d’orage a commencé le nettoyage !
Dès que tout le monde est prêt, la petite troupe se met en route, saluée par la fermière qui pose ses bidons de lait pour nous faire signe avec ses mains.
Le chef Michel m’a fait retirer mes habits mouillés et m’a prêté des vêtements secs empruntés à l’un et à l’autre. Mais ce matin il n’y a pas de soleil et je grelotte. Nous partons à l’assaut de la montagne en direction du Collet. Nous savons que ça va grimper jusqu’à l’arrivée. Au loin nous ne pouvons pas voir les sommets perdus dans les nuages. C’est là-haut que nous allons. Un bus nous attendra en haut du col pour nous ramener à la colo.
Les ampoules aux pieds me font l’effet de déchirements à chaque pas. Mais je ne suis pas le seul à m’en plaindre. Nous en avons tous. Je marche à côté de mon copain Maurice qui n’arrête pas de parler, de tout, de rien. Il est intarissable. C’est la première fois qu’il va à la Schlucht et ça l’excite. Jamais il n’est allé aussi haut ! Et à pied s’il vous plaît !
De mon côté je préfère rester silencieux. La gorge me brûle. J’ai du mal à déglutir. Et j’ai pourtant très soif. Et aussi une sensation de bourdonnement, d’irréalité. Je songe à mon lit chez moi, à Nancy, à ma mère qui m’apporte une tisane fumante sucrée au miel de Provence et qui sent la cannelle. J’ai envie d’aller m’assoir sur le bord de la route et d’attendre je ne sais pas quoi. De m'arrêter.
Nous marchons, marchons et atteignons les nuages. Il fait très frais. Le chef Michel nous encourage. Chemin faisant il se retrouve avec quatre sacs à dos : un dans le dos, un devant et un à chaque bras. J’espère que quand j’aurai son âge, environ dix-huit ans, je serai aussi fort que lui. Il lance des chansons de marcheur pour nous donner du cœur au ventre et parcourir les derniers kilomètres avec entrain.
Enfin, après une grosse matinée, nous parvenons aux derniers virages du col de la Schlucht. Certains garçons pleins d’énergie poussent des clameurs de victoire et se mettent à courir en coupant par les talus malgré les protestations de monos. Un moniteur-séminariste, infirmier de la colo en soutane descend à notre rencontre en souriant. Le chef Michel me désigne du doigt. L’infirmier me saisit la main et m’entraîne vigoureusement jusqu’au car qui arrêté sur l’aire de stationnement. Il m’enveloppe avec une couverture et me tâte la gorge, explore de fond de ma bouche.
- Tu as une belle angine, déclare-t-il. Nous allons la soigner ainsi que ta gastro-entérite dès notre retour et d’ici quelques jours tout ira bien.
Il avait raison. Je repris très vite le cours de mes vacances où d’autres aventures nous guettaient.
Ça sent le foin.
Et la sueur.
La poussière de foin colle sur nos peaux moites et nous pique partout. Nous voilà blottis dans une grange, quelque part entre le lac de Retournemer et la Roche du Diable par une nuit très noire. Il fait lourd et l’orage tonne dans le lointain. Malgré la chaleur, nous nous enveloppons entièrement sous notre couverture pour nous protéger des attaques des moustiques. Normalement, entre deux journées de marche, le mieux serait de dormir, mais malgré la fatigue et le sommeil qui alourdit mes membres, je n’y arrive pas.
Avec mes copains de colo, aujourd'hui nous venons d’effectuer à pied à peu près la moitié de la distance entre Bouvacôte et la Schlucht, soit une quinzaine de kilomètres. Demain nous grimperons pratiquement jusqu’à l’arrivée. Nous avons tous plus ou moins neuf ans et dans le groupe l’ambiance est assez bonne. La plupart des garçons se connaissent déjà bien car nous venons du même quartier de Nancy, et aussi presque tous de la même école communale. Certains se sont endormis et ronflent comme des bienheureux. Sacrés veinards !
Car moi je ne dors pas. Je ne me sens pas bien du tout. La marche sur le bord de la route à l’asphalte brûlant me cuisait les pieds chaussés seulement de sandales. Alors à chaque occasion, que ce soit un ruisseau ou une fontaine, je les rafraîchissais en les trempant, si bien que le frottement des sangles mouillées a provoqué des ampoules, plusieurs à chaque pied. Mes mollets sont rouges, chauds, intouchables, à cause des coups de soleil. Mais surtout, le plus pénible à ce moment, c’est la « va-vite », avec des nausées qui annoncent des besoins de renvoyer la classe, des vertiges, des gargouillis impétueux. Coincé parmi ces corps assoupis, je crains de ne pas m’évacuer assez vite. Que s’est-il passé ? Est-ce ce jambon tiède de midi que j’ai englouti à contrecœur ? Ou l’eau de ma gourde en fer blanc dont je refaisais le plein à chaque occasion, profitant de petites cascades accessibles sur notre passage ? Ou cette soupe aux lentilles avec des lardons que le paysan qui nous héberge avait préparée et qui nous fut versée dans nos quarts ? Maintenant des frissons parcourent ma tête. Il est urgent que je file vers l’extérieur. Il fait très noir et je me sens perdu. Dehors l’orage se rapproche et le chien de la ferme ponctue chaque coup de tonnerre d’un aboiement plaintif. Le vent commence à siffler en s’engouffrant dans les clairevoies du bâtiment.
J’appelle :
- Chef Michel !
Après quelques secondes le mono grogne. Je l’ai réveillé, et probablement pas que lui… Il projette sa torche vers moi.
- Qu’est-ce qui a ?
- Je dois sortir, c’est très urgent. Mais il faut m’éclairer et m’aider à ouvrir la porte cochère.
- Bon, viens par-là, me répond-t-il à voix feutrée. Essaie de ne pas réveiller tes camarades en les piétinant.
A peine ai-je mis le pied devant le local que plié en deux, je m’épanche sans retenue sous le regard préoccupé du chef Michel qui me tient compagnie avec sa lampe de poche.
- Tu aurais quand même pu aller vomir un peu plus loin, ailleurs que devant la sortie !
Comme si j’avais choisi…
- Chef Michel, je veux rester dehors car je sens que ce n’est pas fini. Vous avez du papier hygiénique ? ça me presse par tous les étages.
- Oui, ne bouge pas, je reviens.
Me voilà seul dehors dans la nuit. Je frissonne et voudrais bien me rincer la bouche. Maintenant les éclairs arrivent au-dessus de la ferme et le tonnerre fait vibrer le sol. Le chien s’est tu. Des bourrasques lèvent la poussière jusqu’à ce que de grosses gouttes tièdes, d’abord éparses, viennent marteler le toit du hangar. Le chef Michel ressort avec une petite pile de fines feuilles pliées et me les tend.
- Ne traîne pas, ça va dégringoler.
Pour ne pas traîner, ça non ça ne traîne pas. A peine a-t-il tourné le dos que je dois m’accroupir pour cette fois me vider par le bas. Je suis effrayé par la nuit, par l’orage, par ce qui m’arrive. En quelques instants une pluie torrentielle me sauce complètement. Alors je ne m’éloigne pas du seuil. Tant pis. Et c’est ainsi que je passerai une grande partie de la nuit à me coller contre le mur pour être moins arrosé entre d’incalculables périodes d’accroupissement en évitant de m’éloigner.
Quand l’aube arrive, l’orage est passé, je suis exténué, trempé jusqu’aux os, gelé. Je profite de la lueur pour retourner à ma place dans le foin sans déranger les dormeurs. Je m’assoupis enfin.
Puis peu plus tard la fermière vient avec une marmite de café au lait fumant. C’est le moment de nous lever et de tendre à nouveau nos quarts. Nous les frottons d’abord avec une poignée de foin pour les nettoyer des restes de soupe aux lentilles de la veille. Mais rien que les effluves m’écœurent et je préfère rester à jeun. Mon copain Maurice saisit mon quart et va le remplir en m’expliquant que lui a bien dormi, qu’il a très faim, que l’ascension de la Schlucht nous attend et qu’il boira mon jus à ma santé. Puis il ajoute avec un clin d’œil qu’il pendra aussi mon tour pour porter le sac-à-dos que nous partageons pour cette équipée. C’est vraiment un bon copain.
Quand les colons commencent à s’égayer à l’extérieur en direction de l’abreuvoir où il est prévu de se laver, ils doivent affronter la fraîcheur, le brouillard, mais surtout slalomer entre les multiples dégueulures et « sentinelles » marquées par du papier hygiénique éparpillées autour de l’entrée. Moi-même je n’en reviens pas. Heureusement que la pluie d’orage a commencé le nettoyage !
Dès que tout le monde est prêt, la petite troupe se met en route, saluée par la fermière qui pose ses bidons de lait pour nous faire signe avec ses mains.
Le chef Michel m’a fait retirer mes habits mouillés et m’a prêté des vêtements secs empruntés à l’un et à l’autre. Mais ce matin il n’y a pas de soleil et je grelotte. Nous partons à l’assaut de la montagne en direction du Collet. Nous savons que ça va grimper jusqu’à l’arrivée. Au loin nous ne pouvons pas voir les sommets perdus dans les nuages. C’est là-haut que nous allons. Un bus nous attendra en haut du col pour nous ramener à la colo.
Les ampoules aux pieds me font l’effet de déchirements à chaque pas. Mais je ne suis pas le seul à m’en plaindre. Nous en avons tous. Je marche à côté de mon copain Maurice qui n’arrête pas de parler, de tout, de rien. Il est intarissable. C’est la première fois qu’il va à la Schlucht et ça l’excite. Jamais il n’est allé aussi haut ! Et à pied s’il vous plaît !
De mon côté je préfère rester silencieux. La gorge me brûle. J’ai du mal à déglutir. Et j’ai pourtant très soif. Et aussi une sensation de bourdonnement, d’irréalité. Je songe à mon lit chez moi, à Nancy, à ma mère qui m’apporte une tisane fumante sucrée au miel de Provence et qui sent la cannelle. J’ai envie d’aller m’assoir sur le bord de la route et d’attendre je ne sais pas quoi. De m'arrêter.
Nous marchons, marchons et atteignons les nuages. Il fait très frais. Le chef Michel nous encourage. Chemin faisant il se retrouve avec quatre sacs à dos : un dans le dos, un devant et un à chaque bras. J’espère que quand j’aurai son âge, environ dix-huit ans, je serai aussi fort que lui. Il lance des chansons de marcheur pour nous donner du cœur au ventre et parcourir les derniers kilomètres avec entrain.
Enfin, après une grosse matinée, nous parvenons aux derniers virages du col de la Schlucht. Certains garçons pleins d’énergie poussent des clameurs de victoire et se mettent à courir en coupant par les talus malgré les protestations de monos. Un moniteur-séminariste, infirmier de la colo en soutane descend à notre rencontre en souriant. Le chef Michel me désigne du doigt. L’infirmier me saisit la main et m’entraîne vigoureusement jusqu’au car qui arrêté sur l’aire de stationnement. Il m’enveloppe avec une couverture et me tâte la gorge, explore de fond de ma bouche.
- Tu as une belle angine, déclare-t-il. Nous allons la soigner ainsi que ta gastro-entérite dès notre retour et d’ici quelques jours tout ira bien.
Il avait raison. Je repris très vite le cours de mes vacances où d’autres aventures nous guettaient.