
j'ai toute la collec
Deux ans après l’appel de l’abbé Pierre en faveur des sans-abris, l’hiver cinquante six se singularisa par sa longévité et sa rigueur exceptionnelle. De mémoire d’anciens, jamais un mois de mars n’avait connu un tel climat sibérien. Les rues scintillaient sous l’éclairage blafard des réverbères à gaz, irrémédiablement couvertes d’une épaisse couche de glace. Dans les cimetières, on ne pouvait plus enterrer les morts. Dans les immeubles, les conduites d’eau en plomb éclataient sans toutefois provoquer de fuites tant que le redoux ne s’annoncerait pas…
L’automne précédent, j’avais été incorporé à la grande école du quartier en classe de CP. Pour répliquer à la pression du babyboum, des salles supplémentaires venaient d’être construites en toute hâte avec les matériaux préfabriqués révolutionnaires de cette époque : l’amiante-ciment en plaques. C’est là-dedans que madame Lefèvre, la goutte tremblottante suspendue à son long nez aquilin, dispensait les bases de l’instruction à une vingtaine de garçons dans un concert incessant de toussotements et reniflements gras. Derrière les bancs, au fond de la classe, un poêle à briquettes aux performances bipolaires nous réchauffait le dos. Et les après-midi, la maîtresse disposait autour de lui des casiers de petites bouteilles de lait pour qu’elles soient un peu tempérées à la distribution, juste avant la récré. Car la loi de l’époque gratifiait chaque élève d’un quart de lait à chaque jour d’école. Je me souviens aussi que nous devions écrire au crayon, parce que l’encre était gelée tous les matins dans les encriers. C’est vous dire que ça caillait un max.
Et donc arrivait l’heure de la fameuse récré. Nous atteignions le vestiaire en contournant le fourneau et enfilions nos manteaux de lainage et surtout les « snow-boots », sortes de bottines en caoutchouc, fermées par des pressions, création probable de Hutchinson, fourrées à l’intérieur par nos propres charentaises gardées aux pieds pendant les heures de cours.
Une fois lâchée à l’extérieur, la volée de gavroches encapuchonnés se précipitait vers les latrines scolaires de l’école des garçons. C’était plutôt minimaliste : le crépi d’un mur abrité de quelques rangées de tuiles avait été généreusement tartiné de goudron à l’aplomb d’une rigole qui drainait les déjections vers un regard en tôle rongée percée de trous.
C’est là qu’on s’alignait en dégainant parfois difficilement. Il fallait maintenir le manteau relevé, explorer le pantalon, le caleçon long, le slip pour dénicher le petit matos blotti dans les profondeurs vestimentaires et le saisir avec des doigts bleuis par le froid ambiant.
Notre fierté, c’était d’arroser de nos mictions fumeuses une épaisse couche d’urine congelée, agrippée au goudron du mur, et qui s’épaississait un peu plus à chaque récré. Mais il fallait rester prudent, car depuis longtemps la rigole elle-même avait disparu sous un épais glacis jaunâtre et particulièrement glissant.
Et puis… fut-t-elle un signe précurseur de la fin cet épisode glaciaire ? Ou la surcharge de nos efforts cumulés ? Vint la débâcle. Les maîtresses venaient de siffler la fin de la récré. Déjà chaque classe se rangeait par deux face aux portes des salles de cours. Un énorme fracas, tout à fait évocateur du tonnerre qui suit un éclair proche, ébranla la cour de l’école. D’un seul mouvement nous nous retournâmes en direction des édicules d’où semblait venir le vacarme. Nous assistions, incrédules, à l’effondrement du mur des bégolmuches. Notre production vésicale avait patiemment eu raison de l’inébranlable établissement destiné à la persécution de la jeunesse. Nous avions trouvé plus fort que les barricades. Nous avions vaincu par la puissance du zozio triomphant ! L’épaisse couche de pisse gelée avait entraîné dans sa chute l’enduit de goudron et le crépi, des pierres avaient suivi et les gravats s’éparpillaient sur le verglas du sol aux reflets citronnés. Pour peu on aurait pu communiquer avec la cour de l’école des filles, de l'autre côté, juste à l’endroit de leurs cabinets


végabisouilles @+